Les enjeux cliniques futurs dans le champ judiciaire

Les enjeux cliniques futurs dans le champ judiciaire

Benjamin Thiry m’a proposé de partager avec vous quelque chose autour des enjeux futurs de la clinique avec les justiciables.

Les enjeux, c’est-à-dire les risques actuels et futurs, ce qui est en jeu maintenant et qui aura de l’effet dans l’avenir.

Une première question portera sur les enjeux actuels de cette clinique, je tenterai de témoigner de ce que je peux observer de nos pratiques diverses.

La deuxième question pourrait être : qu’est ce qui pourrait mettre en danger la possibilité, bien que très fragile, que nous avons actuellement, de pratiquer nos métiers et de les pratiquer dans le respect de la loi et de l’éthique propre à nos cliniques respectives ?

La situation actuelle est quasi intenable, le système judiciaire, carcéral et de santé dans son ensemble devient de plus en plus dysfonctionnel. Le constat est partagé et la réponse est peut-être sensiblement la même de part et d’autre.

D’une part, la réforme de la psychiatrie va dans le sens, entre autres, d’une dématérialisation des structures de soins via la création d’équipes mobiles, le développement du travail de proximité, le travail en réseau.

Et d’autre part, la crise actuelle de la justice amène un changement de philosophie. Une volonté de bientraitance alliée à une volonté de diminuer tant les coûts de l’incarcération que les effets pervers de celle-ci conduit à la création de nombreuses alternatives à la détention notamment sous la forme d’une dématérialisation de la prison via la surveillance électronique, des libérations probatoires sous conditions, etc.

 

Face à cette situation, que proposent les cliniciens ?

 

« Etre là » dans le temps et dans l’espace. Etre là dans la continuité du lien, dans l’intime du carcéral, cette vie institutionnelle, où les personnes circulent en sandales et nous en chaussures d’extérieur, c’est dire combien nous venons les voir chez eux. Etre là également, après le temps de l’incarcération, dans un accompagnement ambulatoire avec ou sans contrainte judiciaire.

 

Etre là dans l’espace entre le réel et le symbolique. Pour que puisse exister un espace thérapeutique, il est nécessaire que le psy ne soit pas totalement dans le réel. Il est nécessaire que la personne, qu’elle soit détenue, internée, toxicomane, meurtrier ou de toute autre identité criminelle, que cette personne puisse me mentir, être exigeante, en colère, en pleurs, que puisse émerger le récit de son parcours, de sa déchéance, de ses espoirs, de ses rechutes, de l’injustice qui l’accable. Il faut que tout cela puisse advenir et n’ait pas d’effet sur le réel « ni en mieux ni en pire ». Il faut dès lors également que je puisse faire le deuil d’un quelconque impact sur le réel de cette personne, que j’abandonne l’idée de la sauver des injustices ou de la violence qui l’entoure.

Jusqu’où, d’ailleurs, suis-je capable d’aller dans cette acceptation de la situation bien souvent désespérante de nos patients ?

Et pourtant, dès l’instant où je me mets à intervenir dans le réel, à vouloir quelque chose pour lui ou elle, d’autre que ce qui est là, je perds cet espace symbolique, j’entre dans le désir de le sauver de ses souffrances, de le sauver de lui-même et du monde si cruel (et ce n’est pas une exagération moqueuse, c’est vrai), je désire le réinsérer dans ma société, est-ce la même que la sienne ?

Dans le cas de Monsieur K, une mesure d’internement est venue mettre un terme à près de vingt années d’emprisonnement, chaque libération entraine une consommation violente et destructrice qui mène à de nouveaux délits et une réincarcération. Un suivi psy est assez bien engagé, monsieur K semble parvenir malgré de fortes réticences à ouvrir certains pans de son histoire, il regarde l’émergence de sa délinquance, de ses consommations qui visent à l’abattre quand l’angoisse se fait trop forte, ses actes prennent sens, il se heurte avec douleur à la question que vient lui poser son internement. Je peux rester en face de lui, il n’y a pas d’attaque du cadre parce que le cadre ne change rien, parce que ma présence ne change rien à ce qui pourra se passer dans sa vie si ce n’est cet espoir que peut-être il puisse vivre autrement. Dans la réalité matérielle, il est très bien soutenu par une collègue assistante sociale, une psychologue du SPS intervient avec beaucoup de justesse dans son parcours d’internement, un avocat est présent également.

Pourtant, vient un moment où une sortie spéciale est envisagée, l’internement oblige à un accompagnement. Celui-ci ne peut être réalisé par un visiteur de prison de sa connaissance, ma collègue AS est absente et il m’est instamment demandé de l’accompagner tant les rendez-vous sont difficiles à obtenir. Il est très désireux de cet accompagnement, me disant être rassuré par ma présence, sentant qu’il est susceptible de saboter l’entretien d’admission, etc. Je résiste tant que je peux sentant combien ce basculement d’une place à l’autre va changer les enjeux de la relation. Et effectivement, dès lors que j’accepte, ses attentes, ses demandes ne cesseront d’augmenter, achats de nouveaux vêtements, aller manger dehors, voir une amie chère etc. Toutes demandes qui bien sûr sont respectables dans la grande détresse qui est le quotidien des personnes incarcérées, mais qui ne permettent plus de garder cet espace d’irréalité entre nous. Il devient à mes yeux, un homme harcelant, faisant du chantage qui insiste et exige mon humanité compatissante. Lors de la sortie, sa parano est éveillée lorsque installé à l’arrière de ma voiture, s’enclenche la sécurité enfant qui bloque l’ouverture des portes, il en conclut que je ne lui fais confiance. Je tenterai avec lui de nombreux réajustements de la place que nous pouvons prendre, quelque chose est devenu insupportable dès l’instant que sa pathologie est venue s’exercer sur moi dans le réel et ne s’est plus adressée à moi dans ma fonction. Ce qui a été agissant pour troubler ce travail psy, c’est que la situation de cette personne nécessite de quitter mon cadre de travail, nécessite que je prenne en compte sa réalité sociale et le cadre légal et que ces deux aspects soient plus contraignants que le mien.

 

 

Et pourtant, c’est là le risque de l’intenable, il y a une violence à enjoindre une personne à se positionner en sujet, violence des institutions de soins en psychiatrie ou en toxicomanie qui se refusent à prendre en compte l’absence totale de liberté du sujet. Il est en effet attendu des personnes parmi les plus précarisées, les plus démunies en liberté individuelle, d’être capable de se subjectiver, de transformer la violence actée et subie en un positionnement d’un sujet qui se responsabilise, qui fait des choix, quitte à renoncer à la satisfaction de sa demande aussi légitime soit-elle.

Les personnes détenues ont des demandes, même si celles-ci bien souvent ne sont pas des demandes thérapeutiques mais des demandes de soutien matériel, de logement, de revenus, de liberté ! Face à ces demandes, la volonté des intervenants psychosociaux de rester dans leur cadre d’action fait violence à la personne, nie la légitimité de ses besoins et tend de plus en plus à déresponsabiliser l’intervenant comme le souligne Xavier Larminat dans son ouvrage « Hors les murs ».

 

Le justiciable se trouve pris entre deux feux, entre deux fonctionnements et deux dysfonctionnements.

Avec une jeune femme, également internée, à la prison de Berkendael, je ne parviendrai pas à renoncer à changer quelque chose dans le réel de sa situation, peut-être à cause de sa jeunesse, ses silences, les traces de brulures sur ses mains, sa passivité et puis les brusques retournements contre elle-même de ses pulsions violentes… J’ai envie de l’aider à trouver les mots prononcés plutôt que les voix entendues, même si bien souvent c’est moi qui parle dans le parloir, j’entends et j’écoute aussi. Je prends une fonction d’accompagnement, de tiers. Elle rencontre dans les dysfonctionnements de la justice et du soin les échos de sa propre pathologie, elle se tait et il n’y a personne pour l’entendre, elle ne demande rien et on oublie son dossier, une place lui est assignée en psychiatrie mais elle doit attendre sans délai prévisible de pouvoir occuper cette place. Aujourd’hui, elle a été hospitalisée, elle a demandé à revenir en prison et nous préparons une nouvelle hospitalisation et même ce qui sera sans doute une post hospitalisation. J’ai choisi de l’accompagner, d’être le fil conducteur, de faire lien. Aujourd’hui, elle parle, elle rit même, tout cela a débuté il y a trois ans déjà.

 

Rêvons ensemble si vous le voulez bien, … mais pas trop fort quand même j’aurais peur de m’emballer.

Alors quelle serait à nos yeux une clinique idéale avec les justiciables ?

Oui, sans doute, un « rêve » de prisons non surpeuplées, avec des conditions de vie décentes, sans maltraitance par le système pénitentiaire, sans un surplus de punitions par racisme ambiant, avec un cadre de soin de santé respectueux de la charte des Droits de l’Homme, avec des équipes de soin dignes de ce nom, au moins par le nombre de travailleurs, avec des équipes psychosociales qui aient les moyens de réaliser leurs missions, en somme avec des lois qui soient respectées et des moyens adéquats à leur mise en œuvre.

 

Un rêve d’institutions de soins qui acceptent de regarder la réalité sociale des personnes qui s’adressent à elles, des institutions qui recevraient des moyens financiers suffisants pour pouvoir répondre à l’ensembles des demandes qui leur sont adressées et ne soient donc pas enclines à refuser celles qui semblent les plus « hasardeuses » avec le moins de chance de succès, des institutions qui ne soient pas envahies par la crainte de perdre leurs subsides en cas d’ « inefficacité » établie selon des critères d’évaluation qui n’appartiennent pas au champ du soin.

Un rêve de justiciables qui ne puissent plus se dissimuler derrière les incohérences du système et se victimiser à bon compte.

 

Un rêve donc d’une politique pénitentiaire moins orientée vers le sécuritaire et d’une politique de soin moins orientée vers l’évaluation des résultats. Une atmosphère où l’on ne serait pas pris entre le marteau et l’enclume d’un discours politique creux mais qui crée des fossés entre les attentes, les moyens donnés et les nécessités du terrain.

Or je peux également imaginer que si tous ces moyens étaient mis à disposition, la réalité ne serait pas nécessairement idyllique.

Le refus des institutions de soin est, par ailleurs, compréhensible tant la méconnaissance et la méfiance sont grandes de part et d’autre.

Cet aspect est peut-être la question de fond des enjeux de la clinique avec les justiciables et la raison d’être de ce groupe de travail depuis 20 ans. Les ingrédients des écueils permanents entre ces deux champs sont ceux de la crainte de la contamination, du glissement de la philosophie de l’un sur l’autre. Il s’agirait de la crainte du laxisme clinique et d’une certaine impunité des actes commis d’une part et d’autre part la crainte de l’instrumentalisation des soignants, ou des institutions par le champ judiciaire.

Chacun se réclame, dès lors, de sa propre vision de la responsabilisation et de la subjectivation. Cela pourrait être la reconnaissance des faits du point de vue de la justice et une capacité à choisir, voire à renoncer, à de l’aide ; versus l’adhésion pleine et entière au désir d’être soigné quitte à renoncer à la liberté du point de vue du secteur santé.

Ce que j’ai pu observer chez de nombreux intervenants de la clinique avec les justiciables, dont je suis, c’est que nous travaillons à la marge, à la frontière de l’éthique de nos champs respectifs. Nous bricolons, nous adaptons nos cadres afin que ceux-ci, tout en respectant le plus possible l’esprit de la loi, soient malgré tout à l’écoute des personnes avec qui nous travaillons, que nos actes soient en concordance avec la réalité de ceux POUR qui nous travaillons. Je pourrais m’identifier à la démarche du Dr Lequément qui est venu témoigner de sa démarche de co écriture avec le patient du rapport de suivi psychiatrique. C’est pour moi, une démarche de subjectivation de la souffrance, c’est-à-dire comment la personne peut, en les comprenant et en les modifiant parfois, se réapproprier les mots qui parlent d’elle, ses symptômes. Ce rapport est donc moins centré sur le destinataire mais bien sur l’authenticité subjective et assumée du processus d’écriture et de soin. C’est l’esprit de la loi plutôt que la lettre de la Loi, c’est-à-dire je soigne et pas je montre que je soigne.

 

Nous acceptons à Capiti le travail thérapeutique sous contrainte, sous injonction. De nombreuses personnes, nous arrivent avec une obligation de voir un psy pour obtenir des sorties spéciales, des congés pénitentiaires, une libération conditionnelle. Nous sommes donc enjoints de problématiser la consommation de produits (cela n’est souvent pas très difficile), mais parce que nous pouvons refuser, nous pouvons également accepter et nous engager auprès de ces personnes à les accompagner, à les entendre dans le respect du secret professionnel. Parce que nous acceptons le travail sous contrainte, nous pouvons être « auprès » d’eux, là où ils en sont.

En ce qui concerne les risques à venir, Xavier Larminat cite Michel Foucault, dans «  La stratégie du pourtour » que je voudrais citer à mon tour : « Les transformations qui se passent sous nos yeux et qui parfois nous échappent n’ont pas à nous rendre nostalgiques. Il suffit de les prendre au sérieux : c’est à dire de saisir où l’on va et de marquer ce que l’on refuse d’accepter pour l’avenir. »

Dans le travail de formation que nous faisons (ou faisions, les budgets de formation en toxicomanie ont été supprimés cette année par le Ministère de la justice), nous rencontrons de nombreux agents pénitentiaires et d’autres membres du personnel qui dénoncent et qui souffrent de l’impossibilité de gérer le mode fonctionnement des détenus consommateurs de produits. Nous en voyons également beaucoup qui adaptent leur fonctionnement, qui trouvent des voies, souvent à la marge du respect strict de leur mission mais qui permettent la parole, l’écoute et le recadrage. Nous leur proposons d’imaginer un cadre de travail d’abord idéal et puis réaliste avec les personnes dépendantes. Leur proposition est toujours sensiblement la même, c’est-à-dire introduire du soin et de l’éducatif au sein même de la prison, permettre à ceux qui le désirent et qui en ont besoin d’être mis à l’abri et de bénéficier d’une aide spécifique.

 

En Flandres, de telles initiatives existent dans les prisons de Ruiselede et de Brugge. Actuellement, le Tribunal de Gand a mis en place un projet pilote de « Tribunal Drogue ». L’objectif visé est la diminution des incarcérations, la réduction de la récidive et une amélioration des conditions de vie des personnes de façon à favoriser leur réinsertion sociale. Les éléments qui ont été mis en évidence à ce jour par les études d’évaluation du projet, sont qu’il est essentiel pour qu’il soit réaliste que d’une part soient mis en place des agents de liaisons entre le judiciaire et les structures de soins et que d’autre part, soient présentes sur le terrain un nombre suffisant de structures capables d’accueillir les demandes dans des délais raisonnables.

Le travail de l’agent de liaison est :

  • d’établir avec la personne un plan de traitement,
  • d’établir des objectifs intermédiaires et finaux (fin de la mesure probatoire),
  • de soutenir le choix et la réalisation de ces objectifs,
  • d’orienter la personne vers les structures ambulatoires adéquates.

 

Il est demandé au justiciable de s’activer, de se responsabiliser, de se monter coopératif, de participer à l’élaboration de ses objectifs, ceux-ci seront évalués au moyen de repères « objectivables ».

 

Nous pouvons d’une part, nous inquiéter et vérifier si ces objectifs seront ceux du justiciable en « propre » ou s’ils devront correspondre aux attentes implicites ou explicites du monde judiciaire, du monde psychosocial. Peut-on imaginer, de façon un peu provocante, qu’une personne ne choisisse pas l’abstinence comme objectif ?

 

Nous pouvons d’autre part, nous étonner que de tel accents soient mis sur la nécessité d’un agent de liaison comme garant de la coordination de l’action et du maintien de la séparation entre le soin et la justice. Alors que dans le même temps, une association comme le Centre d’Appui Bruxellois voit son budget de fonctionnement raboté de telle façon que sa survie est mise en danger et ceci justement parce qu’ils sont restés à cette unique place de liaison et d’orientation, garant d’une neutralité entre le soin et le judiciaire (séparation et coordination) plutôt que de devenir une structure mixte d’orientation et de soin avec le risque d’être son propre pourvoyeur.

 

Qu’en est-il de la liberté de décision d’un justiciable qui se voit offrir le choix entre une période d’incarcération et une obligation d’accompagnement thérapeutique avec des objectifs à atteindre ?

 

 

Pour reprendre ce que Foucault nous propose, nous sommes ceux qui sont là, qui veillent, regardent et écoutent.

A Capiti, à nos retours de prisons, on mange, on rit, on décharge, on se relie.

Dans ce groupe qui tient si bien depuis 20 ans, on se rencontre, on se reconnaît dans la multiplicité de nos parcours et de nos fonctions, pour que puisse se maintenir une liberté de penser et de parole, parole libre d’une quelconque hiérarchie. Mais aussi et surtout pour que puisse se soutenir une clinique qui toujours s’adapte mais qui a besoin de pilier, qui a besoin de s’étayer, qui a besoin d’être pensée encore et toujours pour ne pas se désespérer.

 

Etre là, oui, dans la continuité du lien, oui, mais pas tout seul !

 

 

 

Hedwige Hogenraad, Psychologue, Cap-Iti

Bruxelles, 9 juin 2015